Journal Intime, la posologie artistique de Bing Han
Ce sont de petites choses, de tout petits cadres carrés et blancs
que l'on ne différencie que par leur contenu et que l'on ne remarque
d'abord que par leur nombre. Un ensemble d'œuvres devant lequel il
serait facile de passer sans y prêter attention. Mais que le spectateur
fasse un instant l'effort de s'attarder devant ce que l'artiste nomme
son Journal Intime, et le voici happé, comme pris au piège par le
travail singulier de Bing Han.
Loin du côté froid et monumental que l'on associe généralement au
courant minimaliste, chaque pièce de cette jeune artiste chinoise est
pourtant composée de façon systématique et recoure à un nombre défini
d'éléments : du fil à coudre, des médicaments, et un texte bref écrit au
crayon sur le carton blanc qui sert de fond à l'œuvre. Ces contraintes
respectées, la liberté de l'artiste est totale et la poésie toujours
présente. Gélules et comprimés se font ainsi ready-made gobés par une
bouche de fil rose, figuratifs lorsqu'ils deviennent fleur sur une tige
de fil vert, ou simplement symboliques quand ils nous mettent les points
sur les i.
Viennent ensuite les questions. De quel journal intime s'agit-il ?
De celui de l'artiste qui serait alors montré à tous avec un sens
consommé du paradoxe ? Peut-être, mais pas seulement. Car c'est bien le
spectateur qui, du simple fait qu'il regarde, se retrouve face à
lui-même et donne une signification personnelle et unique à ces
associations de phrases, de gélules, et de liens colorés. Si les
médicaments sont là, c'est qu'ils n'ont pas été pris ; qu'ils n'ont pas
rempli leur utilité première. Pourtant leur présence seule suffit à
créer le trouble et à engendrer l'inconsciente litanie des " Et si ? "
Et si j'étais malade ? Et si ces remèdes devenaient – me devenaient –
nécessaires ? Et si ma vie, ou tout au moins ma santé, ne tenait qu'à un
fil ténu de couleur et à une phrase pour une fois lisiblement écrite
sur une ordonnance de carton blanc ?
C'est cette action conjointe et unique qui fait naître l'émotion
face à des pièces comme Je pense beaucoup à ma mamie, amalgame de
comprimés enchevêtrés dans un embrouillamini de fils gris ou à Tache de
cerveau, sinistre petit point noir médicamenteux posé sur une coupe
cérébrale délicatement dessinée au fil rose. Il n'est guère de choses
plus intimes que celles qui pénètrent notre corps, que nous ingérons, et
dont les éléments s'écoulent dans notre sang. C'est pourquoi la
présence de médicaments, à la fois évocatrice de notions aussi
contraires que celles de santé et de maladie, ponctue un discours sur
l'intime qui va plus loin que la seule affirmation d'une artiste centrée
sur ses propres problématiques.
v
Parce que son travail laisse une place importante au rapport
inconscient que chacun entretien avec les pharmacopées de toutes sortes,
Bing Han, avec retenue, poésie, et une magnifique économie de moyen,
agit en cela bien plus finement qu'un Damien Hirst qui, à force de
souligner lourdement la signification de la moindre pilule dépasse les
doses prescrites jusqu'à l'overdose. L'industriel est ici révélé par le
recours à la visibilité des marques des laboratoires pharmaceutiques,
souvent chinoises, et non par la méthode de production des œuvres.
L'artiste ne manque donc jamais de saisir et questionner le spectateur
là où il s'y attend le moins.
Jean-Daniel Mohier